Ian Manook, un amoureux de l'Islande


Après deux polars qui se déroulent en Islande, Ian Manook livre une biographie romancée de haut vol avec "À Islande". Si au départ ce récit devait parler de l'hôpital français d'un petit village niché dans un fjord de l'est de l'Islande et d'une de ses infirmières, l'histoire a vite dérivé vers la dureté du quotidien des marins-pêcheurs bretons. 


Pour la troisième fois, Ian Manook raconte l'Islande, de son Islande. Retour sur sa découverte de l'île et sur ses écrits islandais. 


Ian Manook Islande

Vous avez écrit deux polars (Heimaey et Askja) et une biographie romancée (À Islande) qui se situent dans ce petit pays du Grand Nord.

Quel est votre lien à l'Islande ?

J'ai connu l'Islande dans des conditions très particulières. En 1973, j'ai offert des vacances à mon frère. Il voulait partir en Écosse. C'est très joli mais on en a vite fait le tour. Sur place, on entend parler d'un volcan islandais entré en éruption en janvier. L'Eldfell. On a pris un bateau et on est parti voir ce volcan.


Sur place, on apprend que les îles Vestmann, lieu de l'éruption, sont interdites aux touristes. Mais on apprend dans le même temps qu'il y a un problème avec les volontaires islandais, un peu trop penchés sur la boisson. Avec mon frère et deux autres routards, un américain et un norvégien, on propose de créer une brigade internationale. Une centaine de volontaires prêts à bosser pour rien sur l'île. Et ça marche.

Éruption de l'Eldfell Islande

On vit trois mois là-bas, à déblayer la ville. Elle était couverte d'une colline de cendres. On a tout dégagé à la pelle. Mon premier contact avec l'Islande, ce sont ces trois mois sur l'île de Vestmannaeyjar. C'était impressionnant, on était carrément sur le volcan. On s'amusait à courir sur le front de lave, assez vite pour pas que nos semelles fondent. Il y avait des trous et des fissures dans la lave, à 30cm c'était le magma. On jetait des pierres pour les voir fondre. Un premier contact inoubliable. 


On était logé, un repas chaud toutes les deux heures, mais on n'était pas payé. Mais comme on a fait du bon boulot, ils ont décidé de nous rétribuer. On s'est retrouvé une petite bande avec un peu d'argent. Avec ça, on a été sur l'île principale et on a loué une voiture. On a fait toute l'Islande. Dans une auberge de jeunesse, j'ai croisé une américaine qui était venue sur un bateau d'études océanographiques. Toutes les deux heures, il s'arrête, il descend un câble au fond de l'océan et remonte une poignée de pierres. La fille avait été si malade qu'elle disait qu'elle ne remettrait jamais les pieds à bord d'un bateau. 

Ian Manook en Islande en 1973 (Complètement à gauche) -  - Photo de Ian Manook

Je savais que sur ce bateau-là, il y aurait probablement un désistement au retour. On est a Akureyri, dans un trou d'eau chaude qui surplombe la ville. Je vois arriver dans le port un bateau que je crois reconnaître d'après la description de la fille. Je descends en ville et c'est bien ce bateau. Le Trident. Il dépendait de l'université de Rhode Island. Je parle avec le capitaine pour savoir s'il y a moyen de monter à bord. Il me dit que son équipage est complet mais s'il manque quelqu'un... Il y avait l'équipage des marins et l'équipage des scientifiques. Moi, je savais qu'il manquerait quelqu'un. Je lui demande quand il sera à Reykjavik. Et je m'arrange pour y être en même temps. Entre temps, j'ai renvoyé le frangin en France. Quand je revois le capitaine à la capitale, effectivement il lui manque quelqu'un. Il m'engage sur le bateau. 


C'est pour ça que l'Islande m'a marqué aussi. De ce séjour a dépendu un voyage qui a duré deux ans et demi. Ça a été le début d'un grand voyage initiatique. Islande, Groenland, Terre-Neuve, une grande partie des États-Unis, Belize, Key West et Brésil (très longtemps, presque 13 mois), Pérou, Bolivie. 


L'Islande est à la fois une fantastique découverte du pays et à la fois le début d'un grand voyage qui a vraiment changé ma façon d'être. Avant cela, j'étais destiné à être un haut fonctionnaire européen. Du genre raide. En terminale, j'étais premier prix de philo et premier prix de français, ils m'ont proposé le concours général, je n'y suis pas allé. J'ai fait une licence de droit, un DESS de droit physique, un DESS Sciences Po, l'Institut français de presse. Mais ce voyage m'a changé. À mon retour, je n'étais plus le même homme. 

Quel est votre coin préféré d'Islande ? Et qu'aimez-vous dans la culture islandaise ?

Îles Vestmann Islande

J'ai une affection particulière pour les îles Vestmann. Et pour Heimaey. Par la force des choses. Sur la coulée de lave, les ruines d'une maison émergeait. Ils ont construit un musée autour de cette ruine. Dans ce petit musée très bien fait, il y a deux photos des volontaires de l'époque. Je suis sur l'une d'elles. 


Les îles Vestmann sont un vrai coup de coeur. Le deuxième lieu, c'est Akureyri. Cette petite ville du nord qui est maintenant devenue très touristique. Je ne vais pas oublier le cœur de l'Islande, l'Askja. Avec son désert de cendres, son désert de lave. C'est difficile de ne choisir qu'un unique lieu. 


Pour le mode de vie, c'est ce côté curieux des Islandais d'avoir toujours dans la tête des dizaines de projets. Ils réalisent des trucs complètement dingues, de bien ou pas bien. Les Islandais ont à leur disposition des tonnes d'énergie gratuite qu'ils ne peuvent pas vendre. Elle n'est ni stockable ni transportable. Ils ont donc eu l'idée dingue d'introduire le prix de l'énergie dans un projet. Ils deviennent ainsi le premier producteur d'aluminium. Ils commencent à construire des barrages qui abîment leur nature pour utiliser et vendre plus d'énergie, donc c'est très dommage. Mais le principe de trouver un moyen de vendre quelque chose qui n'est pas vendable, c'est totalement fou.



Ian Manook à Gulfoss Islande - Photo de Ian Manook

Autre exemple, ils ont longtemps été les premiers avec les plus grandes fermes de bitcoins. Pour les transactions, il faut beaucoup d'ordinateurs et donc beaucoup d'énergie. De l'énergie qui produit beaucoup de chaleur et donc il faut aussi beaucoup refroidir. Les Islandais sont paumés au milieu de rien. Ils peuvent recevoir les transactions par voie électronique, ils ont de l'énergie à revendre et c'est un pays froid. Idéal donc pour gérer les bitcoins. Ils ont un côté toujours à l'affût de quelque chose. 


Et en même temps, ils ont une sorte de fantaisie particulière. Par exemple, ils sont spécialisés dans la production des hommes les plus forts du monde. Avec des espèces de salles de force. Ils croient au peuple invisible. Ils ont compris que les enfants n'étaient pas des petites choses fragiles. Ils les promènent dans des landaus sous 5-6°. Nous on va les couvrir de plusieurs vêtements. Bref, les Islandais sont un peuple à part, qui me séduit dans son originalité. 


En écrivant deux polars qui se déroulent en Islande, n'avez-vous pas eu peur de vous confronter aux maîtres scandinaves du polar ?

C'est pour cette raison que je ne les ai pas écrits de suite. J'écris depuis mes quinze ans, mais je suis venu tardivement à l'édition. Et c'était suite à un pari.


Par exemple, je pouvais écrire dix pages d'un roman d'amour un jour. Si je m'arrêtais, je me demandais mais pourquoi j'écris un roman si prétentieux. Je me disais "écris un roman commercial et après tu feras ce que tu voudras". Je laisse tomber le roman et je commence un livre plus commercial. Si je m'arrête, je me dis "si je dois écrire un seul livre dans ma vie, ce n'est pas ce livre commercial." Donc je repars sur un roman plus littéraire, mais je ne peux pas revenir sur le premier. Donc j'en commence un autre. Pendant 50 ans, j'ai fait des zigzags comme ça. J'en ai perdu plein...


Quand ma plus jeune fille, Zoé, a eu l'âge de lire ce que j'écrivais, j'ai commencé à lui faire lire le soir ce que j'avais écrit dans la journée. À 19 ans, elle a décidé de partir vivre en Argentine. Là, j'ai posé la question qu'il ne fallait pas : "est-ce que tu veux que je continue à t'envoyer ce que j'écris ?". Elle pique une crise en expliquant qu'elle en a ras-le-bol, qu'elle ne connaît le destin d'aucun personnage, que je ne finis jamais mes histoires. Elle ne lira plus rien de moi tant que je n'aurai pas terminé quelque chose. 

Mato Grosso Ian Manook

Comme un père peut le faire avec sa plus jeune fille, j'ai répliqué "ce n'est pas compliqué, je vais écrire deux livres par an, d'un genre différent à chaque fois, avec un pseudo différent à chaque fois". Elle m'a mise au défi puis on a fait une liste : essai, roman jeunesse, roman littéraire, polar, saga historique et roman de société. 


Suite à ça, j'écris deux bouquins. Un essai sur les voyages et un roman jeunesse. Les deux sont publiés. Les deux ont du succès. L'année suivante, j'attaque les deux autres. La suite, c'est le roman littéraire. Qui n'a pas été publié en tant que tel mais qui sert de coeur à un polar qui s'appelle "Mato grosso". C'est un livre dans un livre. Puis j'arrive au polar. 


Sauf que je n'ai aucune culture polar. Donc j'applique ce que j'appliquais dans mon métier, la communication, qui est d'avoir des règles pour tous les choix que j'ai à faire. Autrement dit : il faut que ce soit pertinent et inattendu. Si le choix n'est que pertinent, il est juste mais il est banal. Si le choix n'est que inattendu, il est hors sujet. Alors que l'ensemble, pertinent et inattendu, prend du sens. 


Comme je n'ai jamais lu de vrais polars, je me base sur les structures des films et séries pour la pertinence. Tous les poncifs : le héros un peu solitaire, bourru, fracassé par la vie. Son assistante qui est à la fois le contraire et complémentaire, l'environnement social et politique, etc. Mais que faire pour le rendre inattendu ? 


Je me dis, je vais le dépayser. J'avais un personnage d'un début d'un de mes vieux manuscrits : un fils d'italien qui vivait à New York, un peu bourru, un peu minéral. Je pense à chercher dans mes souvenirs de voyage un environnement minéral. Là, j'ai le choix : Islande, Patagonie, Alaska et Mongolie. Quatre territoires que je connais bien et que j'aime énormément. 


Je me dis, l'Islande, c'est déjà fait. Ce n'est pas que je ne me sentais pas capable mais je me disais ça ne va pas apporter de nouveauté par rapport à ce qui existe. Je suis communicant et je sens bien que si j'arrive avec un polar sur l'Islande signé par un français, même avec un pseudo, ce sera compliqué. Concernant l'Alaska, il y a une grande tradition de polars américains. Patagonie, des auteurs commençaient à arriver sur ce terrain. Et il n'y avait rien sur la Mongolie. 

Ian Manook Mongolie

Donc je prends la Mongolie. Par défaut en fait. Tout de suite, je me rends compte que ça marche très bien. Avec "Yeruldelgger", "Les temps sauvages" et "La mort nomade", je me suis fait un nom. Du coup, je me suis dit que là je pouvais aller sur le territoire islandais. On ne pourra pas dire "il cherche à raccrocher une mode qui passe". J'avais fait mes preuves avec trois polars mongols. Et entre-temps un polar sur le Brésil. Je peux donc maintenant m'y aventurer. 


Par ailleurs, je ne parle pas de l'Islande des Islandais mais de mon Islande. Je suis suffisamment routard dans mon esprit. C'est mon Islande mais je suis sensible aux choses que je vois. C'est quelque chose d'intermédiaire entre quelqu'un de l'extérieur et quelqu'un de l'intérieur. 


C'est pour ça que j'aimerais bien être traduit. Pour avoir le retour des Islandais. Les retours sur la Mongolie sont dithyrambiques. Il n'y a pas un Mongol qui a trouvé quelque chose à dire sur l'histoire des livres. D'ailleurs, c'est un groupe de traducteurs qui s'est démené pour trouver un éditeur là-bas. Ils n'arrêtent pas de me remercier d'avoir dit des choses justes, d'avoir montré leur réalité. Donc je n'ai pas de craintes et je suis lucide sur ce que je fais. Mais je reconnais qu'au début, écrire sur l'Islande n'aurait pas été le bon choix. Si j'avais commencé avec un polar en Islande, j'aurais été un auteur français dans le sillage, dans la vague, sans attirer d'enthousiasme. 

D'ailleurs, une traduction de "Heimaey" et "Askja" est-elle prévue en Islande ?

C'est un regret qu'Albin Michel n'ait pas le forcing pour faire une traduction en islandais. Les deux polars, surtout "Askja", qui est issue d'une vraie affaire islandaise (Affaire Guðmundur et Geirfinnur), aurait pu intéresser les Islandais. 


Il y a eu un quiproquo il n'y a pas très longtemps. Olivia Castillon est une attachée de presse spécialisée dans la littérature, dans le polar notamment. Il y a six mois, elle m'appelle en me disant qu'il y a un festival du polar à Reykjavik et qu'elle a tenté sa chance en demandant si je pouvais intervenir. Et ils ont dit oui. J'étais très content.

Ian Manook - Heimaey et Askja

Après ça, je me mets en rapport avec les gars pour voir comment on s'arrange au point de vue logistique. En plus c'était en hiver et je voulais vraiment revoir l'Islande d'hiver. C'était l'occasion d'admirer à nouveau les aurores boréales. Ma femme ne les a jamais vues, c'était une belle occasion. 


J'appelle les gens et ils m'inscrivent d'emblée dans une table ronde, avec auteurs anglais et islandais. Mais quand je leur demande des informations logistiques, il y a une sorte de silence un peu gêné. En fait, ils ne prenaient rien en charge. Bien sûr je prends en charge ce qui concerne ma femme, mais au moins le voyage... 


L'attachée de presse s'est un peu fourvoyée en anglais. Elle a propose au salon que je participe mais elle ne leur a pas demandé de m'inviter. Les mecs m'ont envoyé un mot en expliquant qu'il n'était pas prévu que ce soit un invité qui soit là. Ça a laissé un côté un petit peu désagréable parce que je leur ai dit "écoutez, je n'y suis pour rien, n'allez pas croire que j'ai cherché à m'imposer". Du coup, le projet a avorté. 


En dehors de ça, j'aimerais bien être traduit en islandais pour me frotter un peu aux Islandais. C'est un rêve pour moi. Je ne désespère pas d'ailleurs. Peut-être le site "Toute l'Islande" pourra en faire écho ! 


Les lecteurs vous connaissent surtout pour vos polars, pourquoi avoir choisi d'écrire la biographie romancée "À Islande" ?

Les éditions Paulsen ne font que des récits d'expéditions, de voyages ou d'aventures. Pour se diversifier, ils ont demandé à des auteurs connus, souvent issus du polar, de choisir un endroit très particulier. Le but était pour ces auteurs d'aller dans cet endroit et de ramener un témoignage à la première personne, avec en même temps l'implantation d'un personnage local. Personnage qui peut être un total inconnu. Un double témoignage donc : celui de l'auteur qui se déplace pour écrire et en même temps qui parle de quelqu'un sur place. 


Ils m'avaient demandé et j'avais complètement oublié. Je pensais qu'ils demandaient un polar ou quelque chose comme ça. Je ne connaissais pas Paulsen. Je n'ai pas donné suite. J'ai plus oublié que fait exprès. Puis je suis allé à la conférence d'un de leurs auteurs à la librairie l'Arbre à Lettres. L'état-major de Paulsen était là. Il est venu me voir en me disant que je n'avais jamais répondu à leur proposition. Comme j'avouais que j'avais complètement oublié, il m'a expliqué en détail le projet. C'était un peu différent que ce que je pouvais écrire par rapport à Albin Michel. Donc j'ai accepté. Et j'ai choisi l'Islande. Sauf que...

Hôpital français à Fáskrúðsfjörður Islande

Au début je ne devais parler que de l'hôpital français à Fáskrúðsfjörður. Il se trouve que j'ai squatté dans cet hôpital quand j'ai fait mon tour de l'Islande. C'était une ruine, il était fermé. Les Islandais l'avaient déplacé pour le reconstruire de l'autre côté du fjord. J'ai dormi une nuit dedans. Ça me semblait marrant de parler de ce petit village et de son passé français. Les noms de rues sont d'ailleurs en français. 


En travaillent un peu dessus, je me suis aperçu que sur les seules photos que j'avais, il y avait surtout beaucoup d'hommes. Les marins naturellement et les médecins-chefs. Seules deux-trois photos montraient des femmes. Ces femmes n'étaient que quatre. Trois d'entre elles étaient des aides-soignantes islandaises et une autre posait au milieu. La légende de la photo dit simplement "Marie Baudet, infirmière en chef". 

Dans "À Islande", Marie Baudet inspire votre personnage Marie Brouet. Qui était-elle ?

En lisant la légende de la photo, deux faits m'ont interpelé. Le premier, c'est comment une gamine de 22 ans se retrouve en Islande dans un univers plutôt violent composé uniquement d'hommes. Le deuxième, c'est qu'il n'y a rien sur elle. À part ces deux photos, même dans le musée de Fáskrúðsfjörður, il n'y a strictement aucune information.

Marie Baudet (complètement à gauche) en Islande - Photo de Ian Manook

Je me dis, dans ce pays, qui est quand même un peu en avance sur l'égalité homme-femme, qui est le premier pays à intégrer l'égalité des salaires dans la loi, où les femmes ont mené une grande partie de la révolution après la crise, comment se fait-il qu'il n'y ait pas une voix qui se soit élevée pour dire "cette femme, quand même, c'est extraordinaire". 


Je suis intrigué par cette femme qui n'a que 22 ans et qui se retrouve sur une île peu connue, en 1904. Je propose à Paulsen de créer une histoire sous cet angle-là. Immédiatement, je commence les recherches. Sur le net, je trouve deux lignes sur Marie Baudet. Uniquement deux lignes. Et elles sont fausses. Ces deux lignes mélangent deux Marie baudet. Malheureusement, je ne m'en suis aperçu que très tard. 


Il y a donc une autre femme, qui s'appelle Marie baudet aussi. Comble, elle est également infirmière, elle meurt au même âge que la première et elle a elle aussi une vie extraordinaire. Elle est peintre, elle expose à Paris, fait des recueils de dessins sur les gueux, sur les pauvres. Je me dis "avec les marins, ça peut correspondre". Un de ses ouvrages possède la préface d'un académicien. Elle va à Jérusalem, toute seule, début du XXème siècle. Elle en rapporte une copie grandeur nature de la croix du Christ, qu'elle ramène en Champagne. Je me dis que si elle a passé cinq ou six ans en Islande, il doit y avoir des dessins ou des croquis fantastiques. Les paysages islandais sont si intenses. Je cherche pendant six mois. Je cherche absolument partout.


Baudet est son nom de mariage. J'écris à tous les gens du même nom partout en Champagne. Je n'ai aucune remontée. Des gars qui se passionnent pour l'affaire m'aident sur internet. Ils cherchent. Mais personne ne trouve grand chose. Surtout, on ne trouve rien sur l'Islande. Si cette fille était en Islande, elle a forcément dû peindre. L'Islande l'hiver. Les goélettes dans le fjord. Il doit forcément y avoir un dessin ou une peinture. 

Timbre Marie Baudet et hôpital français Islande - Photo de Ian Manook

Un jour, une de mes connaissances m'envoie une double-page d'un journal islandais. Ce gars, c'est Gérard Vautey. Il est allé en Islande dans les années 60 et est devenu marin-pêcheur islandais. Il est le premier à avoir été sur Surtsey, quand l'île a émergé. Il aurait pu la revendiquer. L'article qu'il m'envoie parle de Marie Baudet. La photo illsutrant l'article montre une dame assez âgée. Dans la légende, deux noms apparaissent. Treilloux et Baudet. Naturellement, je ne lis pas l'islandais. Alors Gérard me le traduit. L'article parle de Mme Treilloux, fille ou petite-fille (je ne me souviens plus) de Marie Baudet. Je suis embêté puisque dans ma première marie Baudet, il n'y a pas d'enfants du tout. Je commence à comprendre qu'il y a forcément une erreur quelque part. 


Je m'arme de courage et ce que j'ai fait en Champagne, je le refais en Bretagne. Je prends tous les Treilloux de Bretagne, et il y en a une tonne, et j'envoie un courrier à chaque famille. Peu de temps après, il y a quelqu'un qui me répond. Il est le petit-fils de Marie Baudet. Là, ça embraye la suite. Enfin presque... Puisque arrive la crise sanitaire du covid. 


J'avais déjà perdu beaucoup de temps sur la mauvaise Marie Baudet. Le covid et les confinements ont énormément ralenti les recherches. J'avais mes billets pour aller en Islande. Je devais loger dans le musée de Fáskrúðsfjörður, enfin à l'hôtel. Ça devait être un musée des marins français. En fait, c'est une boutique-hôtel avec un tout petit bout de musée. J'avais réservé une chambre mais ils ont suspendu tous les vols. Je ne pouvais donc plus y aller. La crise a aussi stoppé net mes recherches en France. J'avais rencontré un archiviste des Archives Nationales qui m'a aidé à trouver de la documentation. On a dû tout arrêter.


Je vais voir Paulsen, je leur explique que je ne peux pas faire les recherches que je veux et que je ne peux pas non plus aller sur place. En revanche, avec ce que j'ai, je ne peux pas faire un livre qui entre dans leur nouvelle collection, mais je peux faire un roman, une biographie romancée. Je vais combler les trous de ce que je n'ai pas avec mon imagination. Paulsen va dans mon sens et accepte l'idée. Ils veulent mettre un doigt dans le roman. C'est pour ça que je suis hors collection. 


Comment vous y prenez-vous pour écrire une biographie romancée avec si peu d'informations ?

Ian Manook - A Islande

Il y a deux façons de romancer. Romancer des faits réels. Inventer ce qui fait défaut. 


Par exemple, la scène de naufrage qui ouvre le livre "À Islande", c'est l'accumulation de récits de naufrages que j'ai lu. Je les ai condensé en une seule scène de façon à la rendre plus dramatique. Quelques scènes comme ça sont des faits réels romancés. Et puis, il y a les parties qui me manquaient complètement. J'ai inventé, j'ai imaginé. Ce sont notamment les relations humaines, amoureuses qui permettent de créer un lien entre des personnages. 


Autre exemple, la scène où Elisabeth meurt dans la grotte qui s'écroule. Bien entendu ce n'est pas arrivé. Cette grotte, je l'ai située près de Fáskrúðsfjörður, mais elle est en réalité du côté de Myvatn. En fait, il y en a deux côte à côte. Quand j'y suis allé en 73, il y en avait une pour les femmes, une pour les hommes. Quand j'y suis retourné en 2018, on ne pouvait plus y avoir accès parce qu'entre temps, le sol volcanique avait changé et l'eau était montée en température. Elle est vraiment très très chaude. Surtout, le milieu est instable. La grotte n'est pas creusée dans la nature. Je romance cette partie-là. 


C'est comme la raison qui pousse Marie à partir en Islande ? Totalement inventée ?

Oui, je n'ai rien trouvé sur ses motifs de départ. J'extrapole à partir de quelques informations. D'abord elle est très jeune, 22 ans. Elle n'est pas d'une famille aisée, donc n'a pas forcément de connaissances. Elle a eu son diplôme d'infirmière un an avant. On va dire qu'elle est dans sa deuxième année. Ici à Paris. 

Incendie Métro Parisien 1903

Le contrat qu'elle a n'est accordé qu'à trois personnes. Les premières infirmières qui vont en Islande ont ce contrat. Un contrat mirobolant. Ce serait une infirmière réputée, qui a fait des choses exceptionnelles ou qui a travaillé sur des scènes de guerre, on pourrait comprendre qu'elle soit remarquée. Ce serait la fille d'un député du coin ou du maire de Paimpol ou d'un armateur, on pourrait comprendre. Mais non. 


Il me fallait donc deux choses. Quelque chose qui rende crédible son départ. Et j'avais besoin de parler de l'environnement politique avec le Ministre de la Marine, Camille Pelletan. Ça serait bien qu'il y ait un lien. Il me manquait l'occasion de ce lien. Une rencontre était trop facile. Ils ne sont pas du même milieu. Pendant un moment, je me disais qu'elle pouvait avoir soigné à Lariboisière, mais l'idée n'était pas pas assez forte. 


Je tombe alors par hasard sur cet accident de métro à Paris. L'événement est véridique, il reste à ce jour le plus meurtrier du métro français. En plus, il correspond dans les dates. L'accident est plus ou moins sur la ligne qu'elle pourrait emprunter. Je noue l'ensemble. C'est purement romancé, mais pas romancé pour le plaisir de romancer. Romancer pour trouver un lien entre deux informations, deux sujets qui sont réels à qui il manque un lien. 



Hormis Marie, les autres personnages de votre livre "À Islande" sont des marins-pêcheurs bretons. Pourquoi choisir de parler d'eux ?

Bateaux de pêche en Islande - Photo de Ian Manook

Parce que cet hôpital n'existait que pour ça. C'était auparavant un dispensaire géré par des œuvres caritatives dont le siège était à Paimpol. Par la force des choses, il ne s'est occupé à 95% que de marins-pêcheurs. Je savais que c'était moins glorieux que "Pêcheurs d'Islande", que ce qu'a raconté Pierre Loti, dont l'écriture est superbe. 


Quand j'ai plongé dans le quotidien de cette époque, je me suis dit que c'était un sujet à part entière. Le sujet de départ était l'hôpital et au fur et à mesure où le bouquin se développe, ça devient les marins-pêcheurs. C'est comme le métro, c'est des choses qu'on ne sait pas et qui sont tellement fortes. J'étais sidéré de voir ça. 


Les conditions de vie des marins bretons pour leur "pêche à Islande" étaient atroces. Pourtant, la littérature romanesque les glorifie. Comment expliquer cela ?

Cimetière Marins français à Fáskrúðsfjörður - Photo Ian Manook

C'est l'effet Pierre Loti. À la date où se déroule mon histoire, en 1904, le succès de Loti est déjà colossal. Son livre "Pêcheurs d'Islande" a paru un peu moins de vingt ans plus tôt. C'est un succès planétaire. C'est lui qui fait la référence. Derrière, il y a l'imaginaire que les armateurs entretiennent. Ça leur va bien cette histoire-là. Elle sert de propagande. Le travail est dur mais les mecs sont des héros courageux. La ville entière de Paimpol vit sur ce quiproquo. 


Après, il y a cet engrenage terrible. Quand des hommes supportent ces conditions terribles et qu'ils les ont supportées pendant un bon bout de temps, se rebeller contre ces conditions c'est avouer qu'ils les ont supportées pendant si longtemps. Une sorte de non-dit s'installe. Ce non-dit est coiffé par cette espèce de légende. 



Dans tous vos livres, que ce soit les polars mongols et islandais ou les récits, les légendes et histoires des pays sont très présents. Est-ce un besoin de transmettre, de faire connaître la culture d'un pays ?

Je ne me dis pas que je vais raconter une légende pour me la ramener. Je vais le dire parce que pour moi ça fait partie du pays que je veux faire découvrir. Si je parle de la Mongolie sans parler des légendes, sans parler du chamanisme, ce n'est pas la Mongolie. Si je parle de l'Islande sans parler de ce rapport très particulier à la terre qui est une des plus fragiles du monde, de cette ligne de démarcation qui sépare deux continents, avec mille tremblements de terre par jour, même s'ils sont imperceptibles. Si je ne parle pas des volcans, ni des légendes qui s'y rattachent. Très étrangement, la plus grande majorité des Islandais disent croire au peuple invisible. 


J'ai demandé à un Islandais comment il peut croire à un peuple invisible qui vit dans la roche. Il m'a demandé si j'étais chrétien et a répliqué comment tu peux croire à un dieu que tu ne vois pas et qui marche sur l'eau ? Où est la différence ? Sauf que les petits mecs dans la roche t'embêtent pas à te dire mange ceci, mange cela, fais pas ci fais pas ça. Ils sont là, c'est tout.

Mine de rien, les légendes déterminent le comportement des gens. Il y a ce rapport à la terre et ce rapport à Dieu qui sont complètement différents. Non seulement parce que ça vient de leur culture viking, avec une multiplicité de dieux, mais ça vient aussi de ça. Ils pourraient très bien dire comme dans les pays un peu chrétien fatalistes "il y a une éruption, c'est Dieu qui nous punit". Pour eux, il y a une éruption, il y a une éruption. Point. C'est ce que j'aime dans ces peuples là. 


Ils sont très sédentaires, complètement isolés, au contraire des Mongols qui sont nomades. Curieusement, il y a beaucoup de connexions entre ces deux pays. La connexion se fait dans le rapport à la nature. Plus que dans le rapport à l'au-delà ou à Dieu. Même en Alaska il y a cette notion que c'est la nature qui détermine. 


Dans la série de polars que j'ai écrite pour l'éditeur Hugo, "Hunter", "Crow" et "Freeman", le défi est d'écrire des polars à l'américaine, sous pseudo américain (Roy Braverman). Les histoires se déroulent dans des endroits des États-Unis que je connais bien. Le jeu est d'adapter un style d'écriture propre à chaque région. Le premier se passe dans les Appalaches, lieu encaissé, un des plus sauvages des États-Unis, le style est donc hard boy, plus brutal que violent. Les deux héros qui s'en sortent vont se réfugier en Alaska. En Alaska, c'est plus "nature writing". C'est -à-dire comment la nature détermine le comportement des personnages. En Alaska, ça s'impose. il faut rentrer dans un personnage. On ne s'engage pas dans une rivière sans bien la regarder. Comme en Islande, on ne traverse jamais à gué sans bien regarder. 


Avez-vous d'autres projets d'écriture autour de l'Islande ?

Paulsen est assez content des vente de "À Islande", il est possible qu'un prochain projet tourne autour d'un autre destin féminin exceptionnel dans le grand froid. Ça m'intéresse bien sûr. Il faudra juste préciser de quelle femme il s'agit, dans quel contexte, etc. Maintenant que j'ai goûté à la biographie romancée, je me sens bien dedans. Mon livre sur le génocide arménien est aussi une biographie romancée. Je me sens à l'aise dans ce style. 

Ian Manook Islande

Bien sûr, j'aimerais à nouveau écrire sur l'Islande, je cherche le style et le sujet. J'avais commencé un troisième polar. Il s'appuie sur la découverte de la base américaine au Groenland. Cette base militaire était supposée être enterrée à vie. Mais avec la fonte des glaces, elle réapparaît. Et on se rend compte que ces salopards avaient stocké des centaines d'ogives nucléaires. Le Groenland dépend du Danemark. Pour que les Danois se taisent, la CIA a arrosé de pognons les dirigeants. Ce serait la base du polar. Comme l'Islande est entre les deux, j'imagine qu'un transfert d'argent s'est crashé quelque part en Islande. Il y aurait à la fois la recherche de l'argent et le désir de ne pas révéler l'affaire. Mais il y a peut-être des choses plus intéressantes à écrire sur l'Islande. Il y a des notions historiques importantes, notamment sur les tous premiers colons. 


Chez Albin Michel, un roman noir un peu biographique est prêt à être publié. Le deuxième tome sur l'Arménie est également bientôt fini. J'ai terminé deux polars pour Hugo. L'un sort en mars, l'autre en juin. Un autre polar, écrit à quatre mains, sous un autre pseudo, va sortir en mai. J'ai signé chez Albin Michel un projet pour un livre autour de mon voyage de deux ans et demi. Ce sera pour 2023. En général, j'écris un livre en six mois. Les prochaines années seront riches de projets. 

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